La carte blanche à Tchen Nguyen (Jazz-Rhone-Alpes.com):
Le Prince et le Capel Meister d’Ainay

lundi 14 février 2011

Le Prince et le Capel Meister d’Ainay.

Après le festival de Saint-Fons viendra celui d’ A-Vaulx-Jazz. Je profite sans vergogne de mes déambulations en des lieux de réjouissances jazzistiques, et surtout en compagnie des fabricants de ces réjouissances. Il y eut les festivals de Fay-sur-Lignon, dans les hauteurs du Mézenc, de Crest dans l’harmonie chaleureuse symbolisée par son donjon se mariant avec les anticlinaux géologiques environnants, la super référence mondiale de Vienne, la farandole automnale de Rhino Jazz
Je peux maintenant vous emmener faire une plongée en plein cœur de Lyon, dans les quartiers d’Ainay sans pouvoir être suspecté de snobisme lyonno-lyonnais.
On dit souvent, pour essayer de relever les particularités de la cité rhôdanienne, qu’elle est une ville sans roi, ni cour, ni même grande université étincelante. Lyon, qui profita du très beau passage des banquiers italiens de la Renaissance pour valoriser la dimension commerciale de celle qui fut une florissante ville de foire, avec sa position de passage entre le nord, puis le franco-provençal et ensuite le monde occitan. Ensuite vinrent les prémices de l’industrie avec l’essor de l’imprimerie puis des industries de la soie, et plus tard la chimie et la mécanique. La culture de Lyon, c’est celle d’une ville dont l’équation est « banque + commerce + industrie ». Pas de propension donc aux fastes ostentatoires et raffinés des princes et de leurs jeux de cours. On ne peut dire non plus que la ville soit marquée par un « mini » quartier latin. La fac n’a pas boosté physiquement la ville, ni l’a animé sur le plan culturel. Encore aujourd’hui, c’est plutôt les gares TGV qui ont boosté les turbo-prof. Lyon serait donc pour toutes ces raisons une cité laborieuse, sans éclat, sans grande classe, à l’aulne de sa bourgeoisie préférant les camaïeux de gris se mariant à la brume si bien illustrée par le personnage de Calixte. Aujourd’hui, la voie semble être celle du dépassement des traditions, la mondialisation, les retombées des grands équipements européens, l’émergence de jeunes bobos et de vieux beaux bios.

Quand je me délecte des jeudis musicaux « Salyon » à l’espace Bösendorfer de la rue Sala (voir site Lyon-Music.com), j’ai le sentiment d’échapper à cet air du temps un peu et tristounettement simplet, de profiter délicieusement d’un vrai paradoxe de la vie culturelle d’ici. Chaque deuxième jeudi du mois, le facteur de piano Yves Dugas (exclusivité pour les légendaires Bösendorfer qui sont très souvent les chevilles musicales des grands festivals de la région) nous offre le plaisir de l’exercice musical en cercle intime, à l’opposé justement des grandes jauges sonores. Cela me rappelle l’atmosphère des cours du XVI ème, XVIIème siècle dans la musique baroque. Du moins, celle que j’imagine, avec son public d’ « avertis » de jouisseurs en partage. Certains sont musiciens pros ou amateurs, tous sont mélomanes, viennent également des étudiants du conservatoire pas uniquement pour écouter leurs profs. Trouvant leur place à même le sol, ils forment un parterre bien juvénile. Yves Dugas, le maître des lieux a pris soin de ranger ses rutilants Bösen. C’est comme si on assistait à un grand prix de formule I dans le stand de Ferrari au milieu d’engins prestigieux ou si on déjeunait au milieu de guirlande de foie gras, plateaux de fromages rares et espaces-caves donnant le choix entre un château Pétrus et une Romanée-Conti. J’aime laisser mon regard vagabonder entre ces merveilleux instruments pour souvent me poser sur les masques vénitiens qui sont comme le maître des lieux. On ne peut que les remarquer mais pour leur douceur, leur expression de disponibilité, ce qu’on appelle la « classe » et non sous les effets d’expressions exagérées ou de couleurs chamarrées, même avec le prétexte du carnaval. On se sent ici dans le coup de la musique qui se fait, qui s’échange.

Mario Stantchev, compositeur, prof de piano jazz et d’improvisation au conservatoire de Lyon est un prof- gai luron. Ponctuant une impro la bouche entre-ouverte, il semble prolonger pour lui-même le souffle de la création tout en taquinant l’auditeur par un message de complicité goguenarde. Surtout, auteur de la programmation de tous les concerts, il est le musicien qui participe à toutes les séances et crée à l’occasion de chaque évènement musical une combinaison particulière avec un ou plusieurs instrumentistes qu’il invite. Il est le Capel Meister de ce lieu d’excellence non guindée, où la liturgie se décline en complicité. Avec Sangoma Everett, le grand batteur afro américain (plaisir si rare de la proximité donnant à entendre finesse instrumentale et art du silence dans le chant percussif). Jean -Louis Almosnino, lui est professeur de guitare, et a vu passer dans ses cours pratiquement toute la jeune classe qui fait aujourd’hui la joie des amateurs de jazz lyonnais: Jon Boutellier, Fred Nardin etc…). Il déteste la préciosité démonstrative et reste dans une élégance qui ne vise qu’à servir le plaisir, tout ce qui sonne juste à l’oreille et au cœur. Pas évident sur des standards qui donnent la tentation d’en ajouter. Le flûtiste Michel Lavignol nous aide à faire notre rentrée de septembre en pureté qui ne dédaigne pas les registres plus troubles et risqués. Avec Yannick Chambre, nous avons été gâtés par les déclinaisons en clavier comme, dans son dessert « variations sur la pomme », Léon de Lyon nous faisait la totale : craquante, acidulée, moelleuse, seule, en mélange. Avec Yannick, le clavier est pianistique et accordéoniste. Luc Nyamé Siliki nous délivra des chants printaniers dans ce concert d’avril. April in Lyon. Et, forcément, j’ai apprécié les moments « Chopin » dont Mario nous gratifia en cette année anniversaire. D’abord, jouer les préludes. Poser les chopinismes. Puis les faire frissonner en jazzy. Comment la boule va-telle rouler ? D’agréables variations façon Gainsbarre ? Parfois, on en a l’impression. Et, zioup, c’est parti vers du Frédéric Stantchev. La matière des préludes, moins rythmiquement marquées que d’autres formes musicales plus polonaises, se prête aux mises en rythmes, en cavalcades, en distorsions, en suspension. Toujours ponctuées par des mimiques presque aussi caressantes que les doigts effleurant les touches et expressives comme ce poignet qui retombe sur le clavier comme un goéland plonge sur un habitant de la mer. Ces formations réduites sont quasiment chambristes. Je repense à la basse continue de la musique baroque, servant de socle aux savants contrepoints et développements harmoniques des instruments solistes, qui pourrait être comprise comme l’homologue, loin dans le temps, d’une section rythmique de jazz, disponible pour une ballade éthérée comme pour un « bœuf » effréné. Se produisant chaque mois, j’aime que l’offrande musicale de Mario rythme mon rapport aux saisons, demi saisons, quart de saisons, qu’elle me fassent mieux apprécier toutes les formes de montées de sève ou de floraison. La réception du mel mensuel annonçant le concert me donne le sentiment d’être le veinard qui, tranquillement, peut feuilleter l’almanach d’un guide Clause musical. Tenez, j’ai trouvé Mario particulièrement en forme jeudi dernier avec le trompettiste Thierry Seneau. Celui-ci lui fournissait de solides points de repère filés ou rocailleux et Mario pouvait se mouvoir dans toute sa souplesse et la liberté de ses dynamiques. Il m’a fortement fait ressentir la fin de cet interminable hiver, le plaisir de s’étirer, d’insuffler nouvelle vie et humour à des standards bien connus. Dégage général Hiver ! On retrouve ses marques en respirant plus légèrement. Le prof Mario dépasse allègrement l’intellect. Même ses savantes citations (la Marseillaise, Summertime…) s’inscrivent naturellement dans des développements harmoniques subtils, mais j’ai en plus le sentiment, qu’elles lui tombent si bien sous les doigts que cela devient du plaisir physique, celui d’un chat qui s’égaille dans le jardin à l’appel des premiers cyclamens.
Il y a ainsi un Prince et un Kappel meister en notre bonne de ville de Lyon. Ils sont créateurs de noblesse, d’invention musicale et sont de surcroît des nobles qui partagent. J’aime cet air de Cour de la rue Salat, « Salyon » (et pas sale lion), où Yves Dugas, fils d’une famille bourgeoise lyonnaise bien ancrée à Ainay se fait l’organisateur, mieux, constitue l’âme, de ce salon princier. Son complément indispensable, le Capel meister Mario devient instillateur de cette excellence aristocratique dans la musique populaire qu’est le jazz.
Essayez de trouver une petite place dans ce jardin de la complicité. Le nombre d’élus est limité mais on ne vous demandera pas la justification, particule patronymique à l’appui, de votre noblesse. Messire Yves saura reconnaitre dans vos yeux une particule spirituelle d’attirance vers le beau partagé.

Tchen Nguyen

Source : http://www.jazz-rhone-alpes.com/110214/carte-blanche-a-tchen/